Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/301

Cette page n’a pas encore été corrigée

ses mœurs, son caractère, sa figure même ont réellement existé, & que sa mémoire coûte encore des larmes à toute une honnête famille, sans doute ils n’en croiroient rien ; mais enfin, que risquerai-je d’achever sans détour l’histoire d’une fille si semblable à Sophie, que cette histoire pourroit être la sienne sans qu’on dût en être surpris ? Qu’on la croie véritable ou non, peu importe ; j’aurai, si l’on veut, raconté des fictions, mais j’aurai toujours expliqué ma méthode, & j’irai toujours à mes fins.

La jeune personne, avec le tempérament dont je viens de charger Sophie, avoit d’ailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvoient lui en faire mériter le nom, & je le lui laisse. Après l’entretien que j’ai rapporte, son père & sa mère jugeant que les partis ne viendroient pas s’offrir dans le hameau qu’ils habitaient, l’envoyèrent passer un hiver à la ville, chez une tante qu’on instruisit en secret du sujet de ce voyage. Car la fière Sophie portoit au fond de son cœur le noble orgueil de savoir triompher d’elle, & quelque besoin qu’elle eût d’un mari, elle fût morte fille plutôt que de se résoudre à l’aller chercher.

Pour répondre aux vues de ses parens, sa tante la présenta dans les maisons, la mena dans les sociétés, dans les fêtes ; lui fit voir le monde, ou plutôt l’y fit voir, car Sophie se soucioit peu de tout ce fracas. On remarqua pourtant qu’elle ne fuyoit pas les jeunes gens d’une figure agréable qui paroissoient décens et modestes. Elle avoit dans sa réserve même un certain art de les attirer, qui ressembloit assez à de la coquetterie ; mais après s’être entretenue avec eux deux ou