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d’une convoitise aiguisée par l’espérance. Tout le monde sait l’adresse d’un jeune garçon soumis à cette loi, lequel, ayant été oublié à table, s’avisa de demander du sel, etc. Je ne dirai pas qu’on pouvoit le chicaner pour avoir demandé directement du sel et indirectement de la viande ; l’omission étoit si cruelle, que, quand il eût enfreint ouvertement la loi & dit sans détour qu’il avoit faim, je ne puis croire qu’on l’en eût puni. Mais voici comment s’y prit, en ma présence, une petite fille de six ans dans un cas beaucoup plus difficile ; car, outre qu’il lui étoit rigoureusement défendu de demander jamais rien ni directement ni indirectement, la désobéissance n’eût pas été graciable, puisqu’elle avoit mangé de tous les plats, hormis un seul, dont on avoit oublié de lui donner, & qu’elle convoitoit beaucoup.

Or, pour obtenir qu’on réparât cet oubli sans qu’on pût l’accuser de désobéissance, elle fit en avançant son doigt la revue de tous les plats, disant tout haut, à mesure qu’elle les montroit : j’ai mangé de ça, j’ai mangé de ça ; mais elle affecta si visiblement de passer sans rien dire celui dont elle n’avoit point mangé, que quelqu’un s’en apercevant lui dit : & de cela, en avez-vous mangé ? Oh ! non, reprit doucement la petite gourmande en baissant les yeux. Je n’ajouterai rien ; comparez : ce tour-ci est une ruse de fille, l’autre est une ruse de garçon.

Ce qui est est bien, & aucune loi générale n’est mauvaise. Cette adresse particulière donnée au sexe est un dédommagement très équitable de la force qu’il a de moins ; sans quoi la femme ne seroit pas la compagne de l’homme,