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ce ton lui en imposera d’autant plus, que ce sera la première fois qu’il vous l’aura vu prendre.

Vous lui direz donc : Jeune homme, vous prenez légèrement des engagements pénibles ; il faudroit les connoître pour être en droit de les former : vous ne savez pas avec quelle fureur les sens entraînent vos pareils dans le gouffre es vices, sous l’attroit du plaisir. Vous n’avez point une âme abjecte, je le sais bien ; vous ne violerez jamais votre foi ; mais combien de fois peut-être vous vous repentirez de l’avoir donnée ! combien de fois vous maudirez celui qui vous aime, quand, pour vous dérober aux maux qui vous menacent, il se verra forcé de vous déchirer le cœur ! Tel qu’Ulysse, ému du chant des Sirènes, crioit à ses conducteurs de le déchaîner, séduit par l’attroit des plaisirs, vous voudrez briser les liens qui vous gênent ; vous m’importunerez de vos plaintes ; vous me reprocherez ma tyrannie quand je serai le plus tendrement occupé de vous ; en ne songeant qu’à vous rendre heureux, je m’attirerai votre haine. Ô mon Émile, je ne supporterai jamais la douleur de t’être odieux ; ton bonheur même est trop cher à ce prix. Bon jeune homme, ne voyez-vous pas qu’en vous obligeant à m obéir, vous m’obligez à vous conduire, à m’oublier pour me dévouer à vous, à n’écouter ni vos plaintes, ni vos murmures, à combattre incessamment vos désirs & les miens. Vous m’imposez un joug plus dur que le vôtre. Avant de nous en charger tous deux, consultons nos forces ; prenez du temps, donnez-m’en pour y penser, & sachez que le plus lent à promettre est toujours le plus fidèle à tenir.