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premiers plaisirs qu’on connaît sont longtemps les seuls u’on recherche. Je ne veux pas que toute la jeunesse d’Émile se passe à tuer des bêtes, & je ne prétends pas même justifier en tout cette féroce passion ; il me suffit qu’elle serve assez à suspendre une passion plus dangereuse pour me faire écouter de sang-froid parlant d’elle, & me donner le tems de la peindre sans l’exciter.

Il est des époques dans la vie humaine qui sont faites pour n’être jamais oubliées. Telle est, pour Émile, celle de instruction dont je parle ; elle doit influer sur le reste de ses jours. Tâchons donc de la graver dans sa mémoire en sorte qu’elle ne s’en efface point. Une des erreurs de notre âge est d’employer la raison trop nue, comme si les hommes n’étoient qu’esprit. En négligeant la langue des signes qui parlent à l’imagination, l’on a perdu le plus énergique lues langages. L’impression de la parole est toujours faible, & l’on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raisonnement, nous avons réduit en mots nos préceptes ; nous n’avons rien mis dans les actions. La seule raison n’est point active ; elle retient quelquefois, rarement elle excite, & jamais elle n’a rien fait de grand. Toujours raisonner est la manie des petits esprits. Les âmes fortes ont bien un autre langage ; c’est par ce langage qu’on persuade & qu’on fait agir.

J’observe que, dans les siècles modernes, les hommes n’ont plus de prise les uns sur les autres que par la force & par l’intérêt, au lieu que les anciens agissaient beaucoup plus par la persuasion, par les affections de l’âme, parce qu ils