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commence à sentir ce que c’est qu’aimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme à ce qu’il aime ; &, dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus l’attachement d’un esclave, mais l’affection d’un ami. Or rien n’a tant de poids sur le cœur humain que la voix de l’amitié bien reconnue ; car on sait qu’elle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut : croire qu’un ami se trompe, mais non qu’il veuille nous tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.

Nous entrons enfin dans l’ordre moral : nous venons de faire un second pas d’homme. Si c’en étoit ici le lieu, j’essayerois de montrer comment des premiers mouvements du cœur s’élèvent les premières voix de la conscience, & comment des sentiments d’amour & de haine naissent les premières notions du bien & du mal : je ferois voir que justice & bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formes par l’entendement, mais de véritables affections de l’âme éclairée par la raison, & qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives ; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle ; & que tout le droit de la nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain [1]. Mais je songe que

  1. Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons qu’on agisse avec nous n’a de vrai fondement que la conscience & le sentiment ; car où est la raison précise d’agir, étant moi, comme si j’étois un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas ; & qui me répondra qu’en suivant bien fi-