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donc le sort de l’homme & les misères de ses semblables ; mais qu’il n’en soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien choisi, & montré dans un jour convenable, lui donnera pour un mois d’attendrissement & de réflexions. Ce n’est pas tant ce qu’il voit, que son retour sur ce qu’il a vu, qui détermine le jugement qu’il en porte ; et l’impression durable qu’il reçoit d’un objet lui vient moins de l’objet même que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler. C’est ainsi qu’en ménageant les exemples, les leçons, les images, vous émousserez longtemps l’aiguillon des sens, & donnerez le change à la nature en suivant ses propres directions.

À mesure qu’il acquiert des lumières, choisissez des idées qui s’y rapportent ; à mesure que nos désirs s’allument, choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire, qui s’est distingué par ses mœurs autant que par son courage, m’a raconté que, dans sa première jeunesse, son père, homme de sens, mais très dévot, voyant son tempérament naissant le livrer aux femmes, n’épargna rien pour le contenir ; mais enfin, malgré tous ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il s’avisa de le mener dans un hôpital de vérolés, &, sans le prévenir de rien, le fit entrer dans une salle où une troupe de ces malheureux expiaient, par un traitement effroyable, le désordre qui les y avoit exposés. À ce hideux aspect, qui révoltoit à la fois tous les sens, le jeune homme faillit se trouver mal. Va, misérable débauché, lui dit alors le père d’un ton véhément, suis le vil penchant qui t’entraîne ; bientôt tu seras trop heureux d’être admis dans cette salle,