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Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences nous le supposons il est le moins ; nous le cherchons où il ne sauroit être : la gaîté n’en est qu’un signe très équivoque. Un homme gai n’est souvent qu’un infortuné qui cherche à donner le change aux autres & à s’étourdir lui-même. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes & grondeurs chez eux, & leurs domestiques portent la peine de l’amusement qu’ils donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n’est ni gai ni folâtre ; jaloux d’un sentiment si doux, en le goûtant on y pense, on le savoure, on craint de l’évaporer. Un homme vraiment heureux ne parle guère & ne rit guère ; il resserre, pour ainsi dire, bonheur autour de son cœur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voilent les dégoûts & l’ennui. Mais la mélancolie est amie de la volupté : l’attendrissement & les larmes accompagnent les plus douces jouissances, & l’excessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris.

Si d’abord la multitude & la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir & au dégoût, L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance : le vide des turbulents plaisirs produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son état quand on n’en connaît point de plus agréable. De tous les hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux & les moins ennuyés ; tout leur est indifférent : ils ne