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insensibilité qu’il a dans le cœur est aussi dans ses manières. Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres enfants, il ne prend intérêt à personne ; tout ce qui le distingue est qu’il ne veut point paraître en prendre, & qu’il n’est pas faux comme eux.

Émile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c’est que souffrir et mourir. Les plaintes & les cris commenceront d’agiter ses entrailles ; l’aspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux ; les convulsions d’un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu’il sache d’où lui viennent ces nouveaux mouvements. S’il étoit resté stupide & barbare, il ne les auroit pas ; s’il étoit plus instruit, il en connoîtroit la source : il a déjà trop comparé d’idées pour ne rien sentir, & pas assez pour concevoir ce qu’il sent.

Ainsi naît la pitié premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature. Pour devenir sensible & pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, & d’autres dont il doit avoir l’idée, comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous & nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s’anime et commence à le transporter hors de lui.