Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/396

Cette page n’a pas encore été corrigée

vos philosophes, élevés dans toute la corruption des collèges, n’ont garde de savoir cela.

C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable ; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité : nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance : si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songeroit guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire ; Dieu seul jouit d’un bonheur absolu ; mais qui de nous en a l’idée ? Si quelque être imparfoit pouvoit se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous ? Il serait seul, il seroit misérable : je ne conçois pas que celui qui n’a besoin de rien puisse aimer quelque chose : je ne conçois pas que celui qui n’aime rien puisse être heureux.

Il suit là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l’identité de notre nature & les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection. L’aspect d’un homme heureux inspire aux autres moins d’amour que d’envie ; on l’accuseroit volontiers d’usurper un droit qu’il n’a pas en se faisant un bonheur exclusif ; & l’amour-propre souffre encore en nous faisant sentir que cet homme n’a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu’il voit souffrir ? Qui est-ce qui ne voudroit pas le délivrer de ses maux s’il n’en coûtoit qu’un souhait pour