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faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m’eût désolé dans un autre tems ; mais j’appris avec un vrai chagrin que Madame d’Orbe étoit à Lausanne. J’entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient : il me fut impossible d’avaler un seul morceau ; je suffoquois en buvant & ne pouvois vider un verre qu’à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j’aurois donné tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyois plus Julie ; mon imagination troublée ne me présentoit que des objets confus ; mon ame étoit dans un tumulte universel. Je connoissois la douleur & le désespoir ; je les aurois préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n’avoir de ma vie éprouvé d’agitation plus cruelle que celle où je me trouvai durant ce court trajet, & je suis convaincu que je ne l’aurois pu supporter une journée entiere.

En arrivant, je fis arrêter à la grille, & me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandoit à parler à M. de Wolmar. Il étoit à la promenade avec sa femme. On les avertit, & ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendois dans des transes mortelles d’y voir paroître quelqu’un.

À peine Julie m’eut-elle apperçu qu’elle me reconnut. À l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. À ce son de voix je me sens tressaillir ; je me retourne, je la vois, je la sens. Ô milord ! ô mon ami… je ne puis parler… Adieu