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raisons qui devoient m’empêcher d’épouser Laure. Je sentois ces raisons mieux que lui, mais je la voyois sans cesse & je la voyois affligée & tendre. Mon cœur tout-à-fait détaché de la Marquise, se fixa par ce commerce assidu. Je trouvai dans les sentimens de Laure de quoi redoubler l’attachement qu’elle m’avoit inspiré. J’eus honte de sacrifier à l’opinion, que je méprisois, l’estime que je devois à son mérite ; ne devois-je rien aussi à l’espérance que je lui avois donnée, sinon par mes discours, au moins par mes soins ? Sans avoir rien promis, ne rien tenir, c’étoit la tromper ; cette tromperie étoit barbare. Enfin joignant à mon penchant une espece de devoir & songeant plus à mon bonheur qu’à ma gloire, j’achevai de l’aimer par raison ; je résolus de pousser la feinte aussi-loin qu’elle pouvoit aller & jusqu’à la réalité même, si je ne pouvois m’en tirer autrement sans injustice.

Cependant je sentis augmenter mon inquiétude sur le compte du jeune homme, voyant qu’il ne remplissoit pas dans toute sa force le rôle dont il s’étoit chargé. Il s’opposoit à mes vues, il improuvoit le nœud que je voulois former ; mais il combattoit mal mon inclination naissante & me parloit de Laure avec tant d’éloges, qu’en paroissant me détourner de l’épouser, il augmentoit mon penchant pour elle. Ces contradictions m’alarmerent. Je ne le trouvois point aussi ferme qu’il auroit dû l’être. Il sembloit n’oser heurter de front mon sentiment, il mollissoit contre ma résistance, il craignoit de me fâcher, il n’avoit point à mon gré pour son devoir l’intrépidité qu’il inspire à ceux qui l’aiment.