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comprendrez aisément ce que j’ai pu faire. J’ai naturellement l’ame tranquille & le cœur froid. Je suis de ces hommes qu’on croit bien injurier en disant qu’ils ne sentent rien, c’est-à-dire qu’ils n’ont point de passion qui les détourne de suivre le vrai guide de l’homme. Peu sensible au plaisir & à la douleur, je n’éprouve que tres foiblement ce sentiment d’intérêt & d’humanité qui nous approprie les affections d’autrui. Si j’ai de la peine à voir souffrir les gens de bien, la pitié n’y entre pour rien, car je n’en ai point à voir souffrir les méchants. Mon seul principe actif est le goût naturel de l’ordre ; & le concours bien combiné du jeu de la fortune & des actions des hommes me plaît exactement comme une belle symétrie dans un tableau, ou comme une piece bien conduite au théâtre. Si j’ai quelque passion dominante, c’est celle de l’observation. J’aime à lire dans les cœurs des hommes ; comme le mien me fait peu d’illusion, que j’observe de sang-froid, & sans intérêt & qu’une longue expérience m’a donné de la sagacité, je ne me trompe guere dans mes jugements ; aussi c’est là toute la récompense de l’amour-propre dans mes études continuelles ; car je n’aime point à faire un rôle, mais seulement à voir jouer les autres : la société m’est agréable pour la contempler, non pour en faire partie. Si je pouvois changer la nature de mon être & devenir un œil vivant je ferois volontiers cet échange. Ainsi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépendant d’eux ; sans me soucier d’en être vu, j’ai besoin de les voir & sans m’être chers, ils me sont nécessaires.