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d’un grand sens, mais sans affecter ni précision ni sentences. Il est le même pour tout le monde, ne cherche, & ne fuit personne, & n’a jamais d’autres préférences que celles de la raison.

Malgré sa froideur naturelle, son cœur, secondant les intentions de mon pere, crut sentir que je lui convenois, & pour la premiere fois de sa vie il prit un attachement. Ce goût modéré, mais durable, s’est si bien réglé sur les bienséances, & s’est maintenu dans une telle égalité, qu’il n’a pas eu besoin de changer de ton en changeant d’état, & que, sans blesser la gravité conjugale, il conserve avec moi depuis son mariage les mêmes manieres qu’il avoit auparavant. Je ne l’ai jamais vu ni gai ni triste, mais toujours content ; jamais il ne me parle de lui, rarement de moi ; il ne me cherche pas, mais il n’est pas fâché que je le cherche, & me quitte peu volontiers. Il ne rit point ; il est sérieux sans donner envie de l’être ; au contraire, son abord serein semble m’inviter à

l’enjouement ; & comme les plaisirs que je goûte sont les seuls auxquels il paraît sensible, une des attentions que je lui dois est de chercher à m’amuser. En un mot, il veut que je sois heureuse : il ne me le dit pas, mais je le vois, & vouloir le bonheur de sa femme, n’est-ce pas l’avoir obtenu ?

Avec quelque soin que j’aie pu l’observer, je n’ai sçu lui trouver de passion d’aucune espece que celle qu’il a pour moi. Encore cette passion est-elle si égale, & si tempérée, qu’on diroit qu’il n’aime qu’autant qu’il veut aimer, & qu’il ne le veut qu’autant que la raison le permet. Il est réellement ce que Milord Edouard croit être ; en quoi je le