Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/527

Cette page n’a pas encore été corrigée

contre vos pleurs ; c’est vous qui ferez mourir votre fille.

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de long-tems nous remettre. Cependant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu’il étoit plus instruit que je n’avois cru, & résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connoissances, je me préparois à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop long-tems différé, quand, m’arrêtant avec vivacité comme s’il eût prévu, & craint ce que j’alloix lui dire, il me parla ainsi :

Je sais quelle fantaisie indigne d’une fille bien née vous nourrissez au fond de votre cœur. Il est tems de sacrifier au devoir, & à l’honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore, & que vous ne satisferez jamais qu’aux dépens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l’honneur d’un pere, & le vôtre exigent de vous, & jugez-vous vous-même.

M. de Wolmar est un homme d’une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considération publique, & qui la mérite. Je lui dois la vie ; vous savez les engagemens que j’ai pris avec lui. Ce qu’il faut vous apprendre encore, c’est qu’étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s’est trouvé enveloppé dans la derniere révolution, qu’il y a perdu ses biens, qu’il n’a lui-même échappé à l’exil en Sibérie que par un bonheur singulier, & qu’il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n’en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu’il faut lui faire à son retour. Lui dirai-je : Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que