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jamais question sur la scene. Moliere osa peindre des bourgeois & des artisans aussi bien que des marquis ; Socrate faisoit parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs

d’aujourd’hui, qui sont des gens d’un autre air, se croiroient déshonorés s’ils savoient ce qui se passe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier ; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres & ils cherchent dans le rang de leurs personnages l’élévation qu’ils ne peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats, qu’ils craindroient de se compromettre à la comédie comme en visite & ne daigneroient pas aller voir en représentation des gens de moindre condition qu’eux. Ils sont comme les seuls habitans de la terre : tout le reste n’est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître d’hôtel, c’est être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme tres peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde ; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l’autre monde ; & l’on diroit qu’un carrosse n’est pas tant nécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignée d’impertinens qui ne comptent qu’eux dans tout l’univers & ne valent guere la peine qu’on les compte, si ce n’est pour le mal qu’ils font. C’est pour eux uniquement que sont faits les spectacles ; ils s’y montrent à la fois comme représentés au milieu du théâtre & comme représentans aux deux côtés ; ils sont personnages sur la scene & comédiens sur les bancs. C’est ainsi que la sphere du monde & des auteurs se rétrécit ; c’est ainsi