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parler de soi ; car quand les sacrifices vont jusqu’à gêner trop long-tems ou à coûter trop cher, adieu le sentiment ; la bienséance n’en exige pas jusque-là. À cela près, on ne sauroit croire à quel point tout est compassé, mesuré, pesé, dans ce qu’ils appellent des procédés ; tout ce qui n’est plus dans les sentiments, ils l’ont mis en regle & tout est réglé parmi eux. Ce peuple imitateur seroit plein d’originaux, qu’il seroit impossible d’en rien savoir ; car nul homme n’ose être lui-même. Il faut faire comme les autres, c’est la premiere maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas : voilà la décision suprême.

Cette apparente régularité donne aux usages communs l’air du monde le plus comique, même dans les choses les plus sérieuses : on sait à point nommé quand il faut envoyer savoir des nouvelles ; quand il faut se faire écrire, c’est-à-dire faire une visite qu’on ne fait pas ; quand il faut la faire soi-même ; quand il est permis d’être chez soi ; quand on doit n’y être pas, quoiqu’on y soit ; quelles offres l’on doit faire, quelles offres l’autre doit rejeter ; quel degré de tristesse on doit prendre à telle ou telle mort [1] ; combien de tems on doit pleurer à la campagne ; le jour où l’on peut revenir se consoler à la ville ; l’heure & la minute où l’affliction permet de donner le bal ou d’aller au spectacle.

  1. S’affliger à la mort de quelqu’un est un sentiment d’humanité & un témoignage de bon naturel, mais non pas un devoir de vertu, ce quelqu’un fut-il même notre pere. Quiconque en pareil cas n’a point d’affliction dans le cœur, n’en doit point montrer au-dehors ; car il est beaucoup plus essentiel de fuir la fausseté, que de s’asservir aux bienseances.