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de faire penser à autrui ; & le zele apparent de la vérité n’est jamais en eux que le masque de l’intérêt.

Vous croiriez que le gens isolés qui vivent dans l’indépendance ont au moins un esprit à eux ; point du tout ; autres machines qui ne pensent point & qu’on fait penser par ressorts. On n’a qu’à s’informer de leurs sociétés, de leurs coteries, de leurs amis, des femmes qu’ils voient, des auteurs qu’ils connoissent ; là-dessus on peut d’avance établir leur sentiment futur sur un livre prêt à paraître & qu’ils n’ont point lu ; sur une piece prête à jouer & qu’ils n’ont point vue, sur tel ou tel auteur, qu’ils ne connoissent point, sur tel ou tel systeme dont ils n’ont aucune idée ; & comme la pendule ne se monte ordinairement que pour vingt-quatre heures, tous ces gens-là s’en vont, chaque soir, apprendre dans leurs sociétés ce qu’ils penseront le lendemain.

Il y a ainsi un petit nombre d’hommes & de femmes qui pensent pour tous les autres & pour lesquels tous les autres parlent & agissent ; & comme chacun songe à son intérêt, personne au bien commun & que les intérêts particuliers sont toujours opposés entre eux, c’est un choc perpétuel de brigues & de cabales, un flux & reflux de préjugés, d’opinions contraires, où les plus échauffés, animés par les autres, ne savent presque jamais de quoi il est question. Chaque coterie a ses regles, ses jugements, ses principes, qui ne sont point admis ailleurs. L’honnête homme d’une maison est un fripon dans la maison voisine : le bon, le mauvais, le beau, le laid, la vérité, la vertu, n’ont qu’une existence locale & circonscrite. Quiconque aime à se répandre & fréquente plusieurs