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LETTRE XIV.


À JULIE.


[1] J’entre avec une secrete horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse où regne un morne silence. Mon ame à la presse cherche à s’y répandre & se trouve partout resserrée. Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul, disoit un ancien : moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi ni aux autres. Mon cœur voudroit parler, il sent qu’il n’est point écouté ; il voudroit répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu’à lui. Je n’entends point la langue du pays & personne ici n’entend la mienne.

Ce n’est pas qu’on ne me fasse beaucoup d’accueil, d’amitiés, de prévenances & que mille soins officieux n’y semblent

  1. Sans prévenir le jugement du lecteur & celui de Julie sur ces relations, je crois pouvoir dire que si j’avois à les faire & que je ne les fisse pas meilleures, je les ferois du moins sort différentes. J’ai été plusieurs fois sur le point de les ôter & d’en substituer de ma façon ; enfin je les laisse & je me vante de ce courage. Je me dis qu’un jeune homme de vingt-quatre ans entrant dans le monde ne doit pas le voir comme un homme de cinquante à qui l’expérience n’a que trop appris à le connoître. Je me dis encore que sans y avoir fait un sort grand rôle, je ne suis pourtant plus dans le cas d’en pouvoir parler avec impartialité. Laissons donc ces lettres comme elles sont ; que les observations triviales restent ; c’est un petit mal que tout cela. Mais, il importe à l’ami de la vérité que jusqu’à la fin de sa vie ses passions ne souillent point ses écrites.