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te vis dégoûtée de vivre, & si près de la mort ! N’accuse ni ton amant ni toi d’une faute dont je suis la plus coupable, puisque je l’ai prévue sans la prévenir.

Il est vrai que je partis malgré moi ; tu le vis, il falut obéir ; si je t’avois crue si près de ta perte, on m’auroit plutôt mise en pieces que de m’arracher à toi. Je m’abusai sur le moment du péril. Foible & languissante encore, tu me parus en sûreté contre une si courte absence : je ne prévis pas la dangereuse alternative où tu t’allois trouver ; j’oubliai que ta propre faiblesse laissoit ce cœur abattu moins en état de se défendre contre lui-même. J’en demande pardon au mien, j’ai peine à me repentir d’une erreur qui t’a sauvé la vie ; je n’ai pas ce dur courage qui te faisoit renoncer à moi ; je n’aurois pu te perdre sans un mortel désespoir, & j’aime encore mieux que tu vives & que tu pleures.

Mais pourquoi tant de pleurs, chére & douce amie ? Pourquoi ces regrets plus grands que ta faute, & ce mépris de toi-même que tu n’as pas mérité ? Une foiblesse effacera-t-elle tant de sacrifices, & le danger même dont tu sors n’est-il pas une preuve de ta vertu ? Tu ne penses qu’à ta défaite & oublies tous les triomphes pénibles qui l’ont précédée. Si tu as plus combattu que celles qui résistent, n’as-tu pas plus fait pour l’honneur qu’elles ? Si rien ne peut te justifier, songe au moins à ce qui t’excuse. Je connois à peu près ce qu’on appelle amour ; je saurai toujours résister aux transports qu’il inspire ; mais j’aurois fait moins de résistance à un amour pareil au tien, & sans avoir été vaincue, je suis moins chaste que toi.