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d’aller secrètement au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.

Sentant que j’avois des ennemis secrets & puissans dans le royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j’en devois sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement fut de me retirer à Genève ; mais un instant de réflexion suffit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savois que le ministère de France, encore plus puissant à Genève qu’à Paris, ne me laisseroit pas plus en paix dans une de ces villes que dans l’autre, s’il avoit résolu de me tourmenter. Je savois que le Discours sur l’inégalité avoit excité contre moi, dans le Conseil, une haine d’autant plus dangereuse qu’il n’osoit la manifester. Je savois qu’en dernier lieu, quand la nouvelle Héloise parut, il s’étoit pressé de la défendre, à la sollicitation du d[octeu]r T[ronchi]n, mais voyant que personne ne l’imitoit, pas même à Paris, il eut honte de cette étourderie, & retira la défense.

Je ne doutois pas que, trouvant ici l’occasion plus favorable, il n’eût grand soin d’en profiter. Je savois que, malgré tous les beaux semblans, il régnoit contre moi, dans tous les cœurs Genevois, une secrète jalousie qui n’attendoit que l’occasion de s’assouvir. Néanmoins, l’amour de la patrie me rappeloit dans la mienne ; & si j’avois pu me flatter d’y vivre en paix, je n’aurois pas balancé : mais l’honneur ni la raison ne me permettant pas de m’y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m’en rapprocher seulement, & d’aller attendre, en Suisse, celui qu’on prendroit à Genève à