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s’en écarteront, & d’exciter par des hommages & des récompenses les hommes vertueux & habiles, auxquels ils doivent ces précieux avantages, à les porter encore à une plus grande perfection.

Ainsi parla la raison ; ainsi le génie, en prenant l’essor, développa le germe de l’équité & de l’urbanité, étouffé par la barbarie. Mais sans cette raison, premier effort du génie, que devenoit la vertu ? Sans l’éducation, sans la culture des Sciences & des Arts, que deviennent les mœurs ? Quels sont les objets essentiels de cette éducation ? Que mon Orateur me suive ici, & qu’il n’élude pas la question par le brillant de ses sophismes ; ne sont-ce pas nos devoirs envers l’Etre suprême & envers le prochain ? C’est à des enfans qu’on inculque ces devoirs, c’est sur de la cire molle qu’on en imprime l’obligation : ils croîtront donc, non-seulement bien instruits, mais encore convaincus de la nécessité de ces devoirs. Comment ne les rempliroient-ils pas, dés qu’ils en sont bien convaincus ? Comment feraient-ils faux-bond à la vertu, à la probité qu’ils estiment, qu’ils aiment & qu’ils révérent ? Et s’il en est encore quelques-uns, dont la nature perverse, malgré tant de circonstances propres à les ranger sous l’étendard de l’honneur, les engagé à se dégrader, à se livrer au vice, que n’eussent-ils pas fait, & en combien plus grand nombre n’eussent-ils pas été, s’ils eussent manqué de tous ces secours, de l’éducation & des Lettres ?*

[* Vous faites faire, dira quel-qu’un...aux Sciences, aux Arts, à la raison, ce qu’a toujours fait la loi naturelle, puisque vous leur attribuez même ce premier principe si simple, alteri ne feceris quod tibi fieri non vis.

Qu’entend-on par la loi naturelle ? Sont-ce les instincts, les mouvemens que tous les hommes reçoivent de la nature toute brute ? Dans ce cas-là je dis que la loi naturelle ne nous dicté que de satisfaire nos desirs, quelqu’effrénés qu’ils soient, qu’elle est le principe de la barbarie, & qu’elle ne fait rien de ce que nous venons de faire à la raison, aux Sciences & aux Arts, ainsi que je viens de le prouver. Veut-on appeller loi naturelle celle qui ordonne aux hommes de se chérir réciproquement ? alors je soutiens que cette loi est une suite de la réflexion & de l’expérience ; que c’est une loi naturelle réduite en art, en science, par des raisonnemens qui nous sont voir que l’empire sur nos passions, la privation de plusieurs de nos desirs ; nous sont souvent plus avantageux que la jouissance illégitime des biens desirés ;& que quand même nous n’y trouverions pas notre avantage, la justice exigeroit de nous que nous agissions ainsi. Or, ces progrès de la raison vers l’équité, sont les premiers fondemens qu’elle a jettés de la Morale, ils sont déjà un commencement du grand art de se conduire parmi les autres hommes ; mais cette science qui tend au bien de la société, contrarie en même tems les mouvemens naturels du particulier.

D’où vient, je vous prie, accorde-t-on tant d’estime à la vertu, tant d’admiration à ces actions généreuses, par lesquelles des particuliers se sont sacrifiés pour leurs amis, pour leurs concitoyens ? C’est que toutes ces belles actions ne sont pas dans la simple nature ; c’est que pour en former le projet, le systême, il a fallu des efforts de génie, & pour les exécuter, de plus grands efforts encore de la part de l’aine, peut être même d’un peu d’un certain enthousiasme, pour renoncer à sa propres intérêts & leur préférer ce-lui de ses amis, de ses citoyens, de sa patrie. Qu’est-ce que la générosité, sinon ce sacrifice de son bien particulier à celui des autres ? Or, tous ces procédés sont supérieurs à la loi purement naturelle, supérieurs à ces instincts dont nous parlions tout-à-l’heure ; c’est même par cette raison & par l’intérêt particulier que nous avons que les autres hommes fassent beaucoup de pareilles actions, que nous leur accordons tant d’éloges. Ainsi, quand on dit communément, que ce principe, ne fais à autrui que ce que tu voudrois qu’on te fît, est une loi naturelle ; on entend que c’est la premiere consequence que la raison a tirée de ses réflexions, & de l’expérience, le premier principe enfin de la science de la morale naturelle, de la morale établie indépendamment des lumieres de la révélation ; mais cette morale est vraiment un de ces Arts, une de ces Sciences auxquelles j’ai attribué l’heureuse révolution arrivée dans le genre-humain.]