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la multiplication des opinans ? Ce qui fait les intérêts particuliers c’est qu’ils ne s’accordent point, car s’ils s’accordoient ce ne seroit plus un intérêt particulier mais commun. Or, en détruisant tous ces intérêts l’un par l’autre, reste l’intérêt public qui doit gagner dans la délibération tout ce que perdent les intérêts particuliers.

Quand un Visir opine sans témoins devant son maître, qu’est-ce qui gêne alors son intérêt personnel ? A-t-il besoin de beaucoup d’adresse pour en imposer à un homme aussi borné que doivent l’être ordinairement les Rois, circonscrits par tout ce qui les environne dans un si petit cercle de lumieres ? Sur des exposés falsifiés, sur des prétextes spécieux, sur des raisonnemens sophistiques, qui l’empêche de déterminer le Prince avec ces grands mots d’honneur de la Couronne & de bien de l’Etat aux entreprises les plus funestes, quand elles lui sont personnellement avantageuses ? Certes c’est grand hasard si deux intérêts particuliers aussi actifs que celui du Visir & celui du Prince, laissent quelque influence à l’intérêt public dans les délibérations du cabinet.

Je sais bien que les Conseillers de l’Etat seront des hommes, comme les Visirs, je ne doute pas qu’ils n’aient souvent, ainsi qu’eux, des intérêts particuliers opposés à ceux de la nation, & qu’ils ne préférassent volontiers les premiers aux autres en opinant. Mais dans une assemblée dont tous les membres sont clairvoyans & n’ont pas les mêmes intérêts, chacun entreprendroit vainement d’amener les autres à ce qui lui convient exclusivement : sans persuader personne, il ne feroit que se rendre suspect de corruption & d’infidélité. Il aura beau vouloir