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pour se soutenir : quelques maximes qu’il établisse à son avantage, il faut toujours qu’il les couvre d’un leurre d’utilité publique ; qu’employant la force des peuples contre eux-mêmes, il les empêche de la réunir contre lui ; qu’il étouffe continuellement la voix de la nature, & le cri de la liberté toujours prêt à sortir de l’extrême oppression. Enfin, quand le Peuple ne seroit qu’un vil troupeau sans raison, encore faudrait-il des soins pour le conduire ; & le Prince qui ne songe point à rendre heureux ses sujets n’oublie pas, au moins, s’il n’est insensé, de conserver son patrimoine.

Qu’a-t-il donc à faire pour concilier l’indolence avec l’ambition, la puissance avec les plaisirs, & l’empire des Dieux avec la vie animale ? Choisir pour soi les vains honneurs, l’oisiveté, & remettre à d’autres les fonctions pénibles du Gouvernement, en se réservant tout au plus de chasser ou changer ceux qui s’en acquittent trop mal on trop bien. Par cette méthode, le dernier des hommes tiendra paisiblement & commodément le sceptre de l’univers ; plongé dans d’insipides voluptés, il promenera, s’il veut, de fête en fête son ignorance & son ennui. Cependant on le traitera de conquérant, d’invincible, de Roi des Rois, d’Empereur Auguste, de Monarque du monde & de Majesté sacrée. Oublié sur le trône, nul aux yeux de ses voisins, & même à ceux de ses sujets, encensé de tous sans être obéi de personne, foible instrument de la tyrannie des Courtisans & de l’esclavage du Peuple, on lui dira qu’il règne & il croira régner. Voilà le tableau général du gouvernement de toute Monarchie trop étendue. Qui veut soutenir le monde & n’a pas les épaules d’Hercule, doit s’attendre d’être écrasé.