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ne peuvent s’exécuter sans troubles, sans désordres, sans violences, quelquefois sans effusion de sang, & qu’à mon avis le sang d’un seul homme est d’un plus grand prix que la liberté de tout le genre-humain. Ceux qui aiment sincérement la liberté n’ont pas besoin, pour la trouver, de tant de machines ; & sans causer ni révolutions ni troubles, quiconque veut être libre, l’est en effet.

Posons toutefois cette grande entreprise comme un devoir sacré qui doit régner sur tous les autres, doit-il pour cela les anéantir, & ces différens devoirs sont-ils donc à tel point incompatibles, qu’on ne puisse servir la patrie sans renoncer à l’humanité ? Votre Cassius est-il donc le premier qui ait formé le projet de délivrer la sienne, & ceux qui l’ont exécuté, l’ont-ils fait au prix des sacrifices dont il se vante ? Les Pélopidas, les Brutus, les vrais Cassius & tant d’autres ont-ils eu besoin d’abjurer tous les droits du sang & de la nature, pour accomplir leurs nobles desseins ? Y eût-il jamais de meilleurs fils, de meilleurs maris, de meilleurs peres que ces grands hommes ? La plupart, au contraire, concerterent leurs entreprises au sein de leurs familles, & Brutus osa révéler, sans nécessité, son secret à sa femme, uniquement parce qu’il la trouva digne d’en être dépositaire. Sans aller si loin chercher des exemples, je puis, Madame, vous en citer un plus moderne d’un héros à qui rien ne manque pour être à côté de ceux de l’antiquité, que d’être aussi connu qu’eux. C’est le Comte Louis de Fiesque, lorsqu’il voulut briser les fers de Gênes sa patrie, & la délivrer du joug des Doria. Ce jeune homme si aimable, si vertueux, si parfait, forma ce grand dessein presque dès son enfance,