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à moins que l’amitié n’impose la loi de ne dire jamais ce qu’on pense, même en choses où les gens du meilleur sens peuvent n’être pas du même avis. Après la maniere dont j’ai constamment pensé & parlé de vous, Madame, je me décrierois moi-même, si je m’avisois de vous critiquer. Je trouve, à la vérité, beaucoup d’inconvénient à envoyer les jeunes gens dans les universités ; mais je trouve aussi que, selon les circonstances, il peut y en avoir davantage à ne pas le faire, & l’on n’a pas toujours en ceci le choix du plus grand bien, mais du moindre mal. D’ailleurs, une fois la nécessité de ce parti supposée, je crois comme vous, qu’il y a moins de danger en Hollande que par-tout ailleurs.

Je suis ému de ce que vous m’avez marqué de Messieurs les Comtes de B**** ; jugez, Madame, si la bienveillance des hommes de ce mérite m’est précieuse, à moi, que celle même des gens que je n’estime pas subjugue toujours ? Je ne sais ce qu’on eût fait de moi par les caresses : heureusement on ne s’est pas avisé de me gâter là-dessus. On a travaillé sans relâche à donner à mon cœur, & peut-être à mon génie, le ressort que naturellement ils n’avoient pas. J’étois né foible ; les mauvais traitemens m’ont fortifié : à force de vouloir m’avilir, on m’a rendu fier.

Vous avez la bonté, Madame, de vouloir des détails sur ce qui me regarde ; que vous dirai-je ? Rien n’est plus uni que ma vie ; rien n’est plus borné que mes projets. Je vis au jour la journée sans souci du lendemain, ou plutôt, j’achevez de vivre avec plus de lenteur que je n’avois compté. Je ne m’en irai pas plutôt qu’il ne plaît à la nature ; mais ses longueurs