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pourra l’être ? Le crime adroit jouit dans cette vie de tous les avantages de la fortune & même de la gloire. La justice & les scrupules ne sont ici -bas que des dupes. Otez la justice éternelle & la prolongation de mon être après cette vie, je ne vois plus dans le vertu qu’une folie à qui l’on donne un beau nom. Pour un matérialiste, l’amour de soi-même n’est que l’amour de son corps. Or, quand Regulus alloit, pour tenir sa foi, mourir dans les tourmens à Carthage je ne vois point ce que l’amour de l’on corps faisoit à cela.

Une considération plus forte encore confirme les précédentes. C’est que dans votre systême le mot même de vertu ne peut avoir aucun sens. C’est un son qui bat l’oreille, & rien de plus. Car enfin, selon vous, tout est nécessaire ; où tout est nécessaire, il n’y a point de liberté ; sans liberté, point de moralité dans les actions ; sans la moralité des actions, où est la vertu ? Pour moi, je ne le vois pas. En parlant du sentiment intérieur, je devois mettre au premier rang celui du libre arbitre ; mais il suffit de l’y renvoyer d’ici.

Ces raisons vous paroîtront très-foibles, je n’en doute pas ; mais elles me paroissent fortes à moi, & cela suffit pour vous prouver que si par hasard je devenois votre disciple, vos leçons n’auroient fait de moi qu’un fripon. Or, un homme vertueux comme vous, ne voudroit pas consacrer ses peines à mettre un fripon de plus dans le monde : car je crois qu’il y a bien autant de ces gens-là que d’hypocrites, & qu’il n’est pas plus à propos de les y multiplier.

Au reste, je dois avouer que ma morale est bien moins sublime que la vôtre, & je sens que ce sera beaucoup même