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j’ai été heureux autant que ma nature m’a permis de l’être : je n’ai point été chercher ma félicité au loin, je l’ai cherchée auprès de moi, & l’y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la Cour & tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe : j’ai demeuré soixante & seize ans sur la terre, & j’en ai vécu sept. Voilà ce que je puis dire, à quelque égard, quoique mon sacrifice ait été moindre : je n’ai commencé de vivre que le 9 Avril 1756.

Je ne saurois vous dire, Monsieur, combien j’ai été touché de voir que vous m’estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, & c’est encore ce qui m’afflige. Ô que le sort dont j’ai joui, n’est-il connu de tout l’univers ! chacun voudroit s’en faite un semblable ; la paix régneroit sur la terre ; les hommes ne songeroient plus à se nuire, & il n’y auroit plus de méchans quand nul n’auroit intérêt à l’être. Mais de quoi jouissois-je enfin quand j’étois seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible, & d’imaginable le monde intellectuel : je rassemblois autour de moi tout ce qui pouvoit flatter mon cœur ; mes desirs étoient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareilles délices, & j’ai cent fois plus joui de mes chimeres qu’ils ne font des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, & que l’agitation de la fievre m’empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état