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écrire ? je ne sais. Une vive persuasion m’a toujours tenu lieu d’éloquence, & j’ai toujours écrit lâchement & mal quand je n’ai pas été fortement persuadé. Ainsi c’est peut-être un retour caché d’amour-propre, qui m’a fait choisir & mériter ma devise, & m’a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j’ai pris pour elle. Si je n’avois écrit que pour écrire, je suis convaincu qu’on ne m’auroit jamais lu.

Après avoir découvert, ou cru découvrir dans les fausses opinions des hommes, la source de leurs miseres & de leur méchanceté, je sentis qu’il n’y avoit que ces mêmes opinions qui m’eussent rendu malheureux moi-même, & que mes maux & mes vices me venoient bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le même tems, une maladie dont j’avois dès l’enfance senti les premieres atteintes, s’étant déclarée absolument incurable, malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n’ai pas été long-tems la dupe, je jugeai que si je voulois être conséquent, & secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l’opinion, je n’avois pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, & je l’ai assez bien soutenu jusqu’ici avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parce qu’il n’y a que moi seul qui sache quels obstacles j’ai eus, & j’ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j’ai un peu dérivé, mais si j’estimois seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verroit donner une deuxieme secousse, & remonter tout au moins à mon premier niveau, pour n’en plus gueres redescendre ; car toutes les grandes épreuves sont fai-