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le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout-à-coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumieres ; des foules d’idées vives s’y présentent à la fois avec une force, & une confusion qui me jetta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, souleve ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, & j’y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en me relevant j’apperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandois. Oh, Monsieur, si j’avois jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu & senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurois fait voir toutes les contradictions du systême social ; avec quelle force j’aurois exposé tous les abus de nos institutions ; avec quelle simplicité j’aurois démontré que l’homme est bon naturellement, & que c’est par ces institutions seules, que les hommes deviennent méchans. Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui dans un quart-d’heure m’illuminerent sous cet arbre, a été bien foiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l’inégalité, & le traité de l’éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables, & forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, & il n’y eut d’écrit sur le lieu même, que la Prosopopée de Fabricius. Voilà comment lorsque j’y pensois le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l’attrait d’un premier succès, & les critiques des barbouilleurs, me jetterent tout de bon dans la carriere. Avois-je quelque vrai talent pour