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Bruyere ? À quoi pensoit donc notre maître, quand il bénissoit les pauvres en esprit ? Cette assertion là premiérement, n’est pas raisonnable, puisque la finesse du tact moral ne s’acquiert qu’à force de comparaisons, & s’exerce même infiniment mieux sur les vices que l’on cache que sur les vertus qu’on ne cache point. Secondement, cette même assertion est contraire à toute expérience, & l’on voit constamment que c’est dans les plus grandes villes chez les peuples les plus corrompus qu’on apprend à mieux pénétrer dans les cœurs, à mieux observer les hommes, à mieux interpréter leurs discours par leur sentiment, à mieux distinguer la réalité de l’apparence. Nierez-vous qu’il n’y ait d’infiniment meilleurs observateurs moranx à Paris qu’en Suisse ? ou conclurez-vous de-là qu’on vit plus vertueusement à Paris que chez vous ?

Vous dites que vos citoyens seroient infiniment choqués de la premiere injustice. Je le crois ; mais quand ils la verroient, il ne seroit tems d’y pourvoir ; & d’autant mieux qu’ils ne se permettroient pas aisément de mal penser de leur prochain, ni de donner une mauvaise interprétation à ce qui pourroit en avoir une bonne. Cela seroit trop contraire à la charité. Vous n’ignorez pas que les ambitieux adroits se gardent bien de commencer par des injustices ; au contraire, ils n’épargnent rien pour gagner d’abord la confiance & l’estime publique, par la pratique extérieure de la vertu. Ils ne jettent le masque, & ne frappent les grands coups, que quand leur partie est bien liée, & qu’on n’en peut plus revenir. Cromwel ne fut connu pour un tyran, qu’après avoir passé quinze ans pour le venger des loix, & le défenseur de la religion.