Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/148

Cette page n’a pas encore été corrigée

sortent plus de cette chambre & n’y reçoivent point à manger qu’ils ne soient tous d’accord, en sorte que leur jugement est toujours unanime, & décisif sur le sort de l’accusé.

Dans une de ces délibérations les preuves paroissant convaincantes, onze des jurés le condamnerent sans balancer ; mais le douzieme s’obstina tellement à l’absoudre sans vouloir alléguer d’autre raison, sinon qu’il le croyoit innocent, que voyant ce juré déterminé à mourir de faim plutôt que d’être de leur avis, tous les autres pour ne pas s’exposer au même sort revinrent au sien, & l’accusé fut renvoyé absous.

L’affaire finie, quelques-uns des jurés presserent en secret leur collégue de leur dire la raison de son obstination, & ils furent enfin que c’étoit lui-même qui avoir fait le coup dont l’autre étoit accusé ; & qu’il avoit eu moins d’horreur de la mort que de faire périr l’innocent, chargé de son propre crime.

Proposez le cas à votre homme & ne manquez pas d’examiner avec lui l’état de ce juré dans toutes ses circonstances. Ce n’étoit point un homme juste, puisqu’il avoir commis un crime, & dans cette affaire l’enthousiasme de la vertu ne pouvoit point lui élever le cœur, & lui faire mépriser la vie. Il avoit l’intérêt le plus réel à condamner l’accusé pour ensevelir avec lui l’imputation du forfait ; il devoit craindre que son invincible obstination n’en fît soupçonner la véritable cause, & ne sût un commencement d’indice contre lui : la prudence & le soin de sa sureté demandoient, ce semble, qu’il fît ce qu’il ne fit pas, & l’on ne voit aucun intérêt sensible qui dût le porter à faire ce qu’il fit. Il n’y avoit cependant qu’un intérêt très-puissant qui pût le déterminer ainsi dans le secret de son