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Vous, Monsieur, vous pensez qu’on doit faire le bien pour le bien même sans aucun retour d’intérêt personnel, que les bonnes œuvres qu’on rapporte à soi ne sont plus des actes de vertu mais d’amour-propre ; vous ajoutez que nos aumônes sont sans mérite, si nous ne les faisons que par vanité ou dans la vue d’écarter de notre esprit l’idée des miseres de la vie humaine, & en cela vous avez raison.

Mais sur le fond de la question, je dois vous avouer que je suis de l’avis de votre adversaire : car quand nous agissons, il faut que nous ayons un motif pour agir, & ce motif ne peut être étranger à nous, puisque c’est nous qu’il met en œuvre : il est absurde d’imaginer qu’étant moi, j’agirai comme si j’étois un autre. N’est-il pas vrai que si l’on vous disoit qu’un corps est poussé sans que rien le touche, vous diriez que cela n’est pas concevable ? C’est la même chose en morale quand on croit agir sans nul intérêt.

Mais il faut expliquer ce mot d’intérêt ; car vous pourriez lui donner tel sens vous & votre adversaire que vous seriez d’accord sans vous entendre, & lui-même pourroit lui en donner un si grossier qu’alors ce seroit vous qui auriez raison.

Il y a un intérêt sensuel & palpable qui se rapporte uniquement à notre bien-être matériel, à la fortune, à la considération, aux biens physiques qui peuvent résulter pour nous de la bonne opinion d’autrui. Tout ce qu’on fait pour un tel intérêt ne produit qu’un bien du même ordre, comme un marchand fait son bien en vendant sa marchandise le mieux qu’il peut. Si j’oblige un autre homme en vue de m’acquérir des droits sur sa reconnoissance, je ne suis en cela qu’un marchand