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Je ne puis m’empêcher, Monsieur, de remarquer à ce propos une opposition bien singuliere entre vous & moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire, & désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance ; bien sûr de votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’ame, & si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin & pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre & tourmenté d’un mal sans remede, je médite avec plaisir dans ma retraite & trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué ; vous jouissez, mais j’espere, & l’espérance embellit tout.

J’ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre que vous en aurez à l’achever. Pardonnez-moi, grand homme, un zele peut-être indiscret, mais qui ne s’épancheroit pas avec vous si je vous estimois moins. À Dieu ne plaise que je veuille offenser celui de mes contemporains dont j’honore le plus les talens & dont les écrits parlent le mieux à mon cœur : mais il s’agit de la cause de la providence dont j’attends tout. Après avoir si long-tems puisé dans vos leçons des consolations & du courage, il m’est dur que vous m’ôtiez maintenant tout cela pour ne m’offrir qu’une espérance incertaine & vague, plutôt comme un palliatif actuel que comme un dédommagement à venir. Non, j’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’ame & d’une providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espere, je la défendrai jusqu’a mon dernier soupir, & ce sera de toutes les diſ-