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LETTRE

Suppoſons deux poids en équilibre & pourtant inégaux ; qu’on ajoute au plus petit la quantité dont ils different ; ou les deux poids reſteront encore en équilibre & l’on aura une cauſe ſans effet, ou l’équilibre ſera rompu & l’on aura un effet ſans cauſe ; mais ſi les poids étoient de fer & qu’il y eût un grain d’aimant caché ſous l’un des deux, la préciſion de la nature lui ôteroit alors l’apparence de la préciſion, & à force d’exactitude, elle paroîtroit en manquer. Il n’y a pas une figure, pas une opération, pas une loi dans le monde phyſique à laquelle on ne puiſſe appliquer quelque exemple ſemblable à celui que je viens de propoſer sur la peſanteur [1].

Vous dites que nul être connu n’eſt d’une figure préciſément mathématique ; je vous demande, Monſieur, s’il y a quelque figure qui ne le ſoit pas, & ſi la courbe la plus bizarre n’eſt pas aussi réguliere aux yeux de la nature qu’un cercle parfait aux nôtres. J’imagine, au reſte, que ſi quelque corps pouvoit avoir cette apparente régularité, ce ne ſeroit que l’univers même en le ſupposant plein & borné. Car les figures mathématiques n’étant que des abſtractions, n’ont de

  1. (*) M. de Voltaire ayant avancé que la nature n’agit jamais rigoureuſement, que nulle quantité préciſe n’eſt requiſe pour nulle opération, il s’agiſſoit de combattre cette doctrine & d’éclaircir mon raiſonnement par un exemple. Dans celui de l’équilibre entre deux poids, il n’eſt pas néceſſaire, ſelon M. de Voltaire, que ces deux poids ſoient rigoureuſement égaux pour que cet équilibre ait lieu. Or, je lui fais voir que dans cette ſupposition il y a néceſſairement effet ſans cauſe ou cauſe ſans effet. Puis ajoutant la ſeconde ſupposition des deux poids de fer & du grain d’aimant, je lui fais voir que quand on feroit dans la nature quelque obſervation ſemblable à l’exemple ſuppoſé, cela ne prouveroit encore rien en ſa faveur, parce qu’il ne ſauroit s’aſſurer que quelque cause naturelle ou ſecrete ne produit pas en cette occaſion l’apparente irrégularité dont il accuſe la nature.