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savoir où. Enfin rien ne frappoit mes yeux sans porter à mon cœur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendoient cet attrait digne de la raison ; la vanité même y mêloit sa pointe. Si jeune, aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paroissoit une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes & bonnes, un grand appétit & de quoi le contenter ; car en vérité ce n’étoit pas la peine de m’en faire faute & sur le dîne de M. Sabran le mien ne paroissoit pas.

Je ne me souviens pas d’avoir eu dans tout le cours de ma vie d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis & de peine, que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage ; car le pas de Madame Sabran sur lequel il falloit régler le nôtre n’en fit qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, sur-tout pour les montagnes & les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours & toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur & de prendre des voitures, les soucis rongeans, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, & des-lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentois que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. J’ai cherché long-tems à Paris deux camarades du même goût que moi, qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse & un an de son tems à faire ensemble à pied le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens