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si j’ai lieu de penser que ce mécontentement me regarde. Je ne saurois dire combien l’air grognard & maussade des valets qui servent en rechignant m’a arraché d’écus dans les maisons où j’avois autrefois la sottise de me laisser entraîner, & où les domestiques m’ont toujours fait payer bien chèrement l’hospitalité des maîtres. Toujours trop affecté des objets sensibles & sur-tout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d’aversion, je me laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir jamais m’y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d’œil d’un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m’entourent.

Je vivois jadis avec plaisir dans le monde quand je n’y voyais dans tous les yeux que bienveillance, ou tout au pis indifférence dans ceux à qui j’étois inconnu. Mais aujourd’hui qu’on ne prend pas moins de peine à montrer mon visage au peuple qu’à lui masquer mon naturel, je ne puis mettre le pied dans la rue sans m’y voir entouré d’objets déchirans ; je me hâte de gagner à grands pas la campagne ; sitôt que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-il s’étonner si j’aime la solitude ? Je ne vois qu’animosité sur les visages des hommes, & la nature me rit toujours.

Je sens pourtant encore, il faut l’avouer, du plaisir à vivre au milieu des hommes tant que mon visage leur est inconnu. Mais c’est un plaisir qu’on ne me laisse guère. J’aimais encore il y a quelques années à traverser les villages & à voir au matin les laboureurs raccommoder leurs fléaux ou les fem-