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plus d’un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance ; mais il ouvrit la porte à d’autres, qui n’avoient pas une si louable fin.

Il y avoit chez mon maître un compagnon appellé M.Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avoit un jardin assez éloigné qui produisoit de très-belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n’avoit pas beaucoup d’argent, de voler à sa mere des asperges dans leur primeur & de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne vouloit pas s’exposer lui-même & qu’il n’étoit pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. Après quelques cajoleries préliminaires qui me gagnerent d’autant mieux que je n’en voyois pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venoit sur le champ. Je disputai beaucoup, il insista. Je n’ai jamais pu résister aux caresses ; je me rendis. J’allois tous les matins moissonner les plus belles asperges ; je les portois au Molard, où quelque bonne femme qui voyoit que je venois de les voler, me le disoit pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenois ce qu’elle vouloit me donner ; je le portois à M. Verrat. Cela se changeoit promptement en un déjeuné dont j’étois le pourvoyeur & qu’il partageoit avec un autre camarade ; car pour moi très-content d’en avoir quelques bribes, je ne touchois pas même à leur vin.

Ce petit manege dura plusieurs jours sans qu’il me vînt même à l’esprit de voler le voleur & de dîmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J’exécutois ma friponnerie avec la plus grande fidélité ; mon seul motif étoit de complaire à celui