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porte à faux quelquefois, mais l’intention ne manque jamais son atteinte. La douleur matérielle est ce qu’on sent le moins dans les atteintes de la fortune, & quand les infortunés ne savent à qui s’en prendre de leurs malheurs ils s’en prennent à la destinée qu’ils personnifient & à laquelle ils prêtent des yeux & une intelligence pour les tourmenter à dessein. C’est ainsi qu’un joueur dépité par ses pertes se met en fureur sans savoir contre qui. Il imagine un sort qui s’acharne à dessein sur lui pour le tourmenter et, trouvant un aliment à sa colère il s’anime & s’enflamme contre l’ennemi qu’il s’est créé. L’homme sage qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l’aveugle nécessité n’a point ces agitations insensées il crie dans sa douleur mais sans emportement, sans colère ; il ne sent du mal dont il est la proie que l’atteinte matérielle, & les coups qu’il reçoit ont beau blesser sa personne, pas un n’arrive jusqu’à son cœur.

C’est beaucoup que d’en être venu là, mais ce n’est pas tout si l’on s’arrête. C’est bien avoir coupé le mal mais c’est avoir, laissé la racine. Car cette racine n’est pas dans les êtres qui nous sont étrangers, elle est en nous-mêmes & c’est là qu’il faut travailler pour l’arracher tout à fait. Voilà ce que je sentis parfaitement dès que je commençai de revenir à moi. Ma raison ne me montrant qu’absurdités dans toutes les explications que je cherchais à donner à ce qui m’arrive, je compris que les causes, les instrumens, les moyens de tout cela m’étant inconnus & inexplicables, devoient être nuls pour moi. Que je devois regarder tous les détails de ma destinée comme autant d’actes d’une pure fatalité où je ne devois sup-