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vide accablant je me sentois plongé après l’avoir quittée. Je ne pouvois parler que d’elle, ni penser qu’à elle, mes regrets étoient vrais & vifs : mais je crois qu’au fond ces héroiques regrets n’étoient pas tous pour elle & que, sans que je m’en apperçusse, les amusemens dont elle étoit le centre y avoient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l’absence, nous nous écrivions des lettres d’un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin j’eus la gloire qu’elle n’y put plus tenir & qu’elle vint me voir à Genève. Pour le coup la tête acheva de me tourner ; je fus ivre & fou les deux jours qu’elle y resta. Quand elle partit, je voulois me jetter dans l’eau après elle & je fis long-tems retentir l’air de mes cris. Huit jours après elle m’envoya des bonbons & des gants ; ce qui m’eût paru fort galant, si je n’eusse appris en même tems qu’elle étoit mariée & que ce voyage dont il lui avoit plû de me faire honneur, étoit pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur, elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n’imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n’en mourut pas, cependant ; car vingt ans après étant allé voir mon pere & me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étoient des Dames que je voyois dans un bateau peu loin du nôtre. Comment me dit mon pere en souriant, le cœur ne te le dit pas ? Ce sont tes anciennes amours ; c’est Madame Cristin, c’est Mlle. de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié : mais je dis aux bateliers de changer de route ; ne jugeant pas, quoique j’eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fût la peine d’être parjure & de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.