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le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna, & si-tôt que nous sortions nous n’entendions que Barnâ Bredanna tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre ; c’étoit ce que les petits coquins demandoient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenoit de son mieux ; mais il étoit foible, d’un coup de poing on le renversoit. Alors je devenois furieux. Cependant quoique j’attrapasse force horions, ce n’étoit pas à moi qu’on en vouloit, c’étoit à Barnâ Bredanna, mais j’augmentai tellement le mal par ma mutine colere, que nous n’osions plus sortir qu’aux heures où l’on étoit en classe, de peur d’être hués & suivis par les écoliers.

Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les formes il ne me manquoit que d’avoir une Dame ; j’en eus deux. J’allois de tems en tems voir mon pere à Nion, petite ville du pays de Vaud où il s’étoit établi. Mon pere étoit fort aimé & son fils se sentoit de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisois près de lui, c’étoit à qui me fêteroit. Une Madame de Vulson sur-tout me faisoit mille caresses ; & pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c’est qu’un galant d’onze ans, pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l’image d’un jeu qu’elles savent rendre attirant. Pour moi, qui ne voyois point entre elle & moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux ; je me livrai de tout mon cœur, ou plutôt de toute ma tête ; car je n’étois gueres amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie,