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nombre ; il s’étoit fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l’étois peu, il se faisoit voir & sur-tout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l’écurie, à la basse-cour. Il n’y avoit que le jardin qu’il négligeoit, parce que c’étoit un travail trop paisible & qui ne faisoit point de bruit. Son grand plaisir étoit de charger & charrier, de scier ou fendre du bois, on le voyoit toujours la hache ou la pioche à la main ; on l’entendoit courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d’hommes il faisoit le travail, mais il faisoit toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre Maman ; elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l’attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu’elle y crut propres & n’oublia pas celui sur lequel elle comptoit le plus.

On a dû connoître mon cœur, ses sentimens les plus constans, les plus vrais, ceux sur-tout qui me ramenoient en ce moment auprès d’elle. Quel prompt & plein bouleversement dans tout mon être ! Qu’on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l’avenir de félicité que je m’étois peint. Toutes les douces idées que je caressois si affectueusement disparurent ; moi qui depuis mon enfance ne savois voir mon existence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la premiere fois. Ce moment fut affreux, ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J’étois jeune encore : mais ce doux sentiment de jouissance & d’espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès-lors l’être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d’une vie insipide & si quelquefois encore une image