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pour redire toujours les mêmes choses & n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m’ennuyois moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistoit en faits, en actions, en paroles, je pourrois le décrire & le rendre en quelque façon : mais comment dire ce qui n’étoit ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même. Je me levois avec le soleil & j’étois heureux, je me promenois & j’étois heureux, je voyois Maman & j’étois heureux, je la quittois & j’étois heureux, je parcourois les bois, les coteaux, j’errois dans les vallons, je lisois, j’étois oisif, je travaillois au jardin, je cueillois les fruits, j’aidois au ménage & le bonheur me suivoit par-tout ; il n’étoit dans aucune chose assignable, il étoit tout en moi-même, il ne pouvoit me quitter un seul instant.

Rien de tout ce qui m’est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j’ai fait, dit & pensé tout le tems qu’elle a duré n’est échappé de ma mémoire. Les tems qui précedent & qui suivent me reviennent par intervalles. Je me les rappelle inégalement & confusément ; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s’il duroit encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse alloit toujours en avant & maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l’espoir que j’ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l’avenir qui me tente ; les seuls retours du passé peuvent me flatter & ces retours si vifs & si vrais dans l’époque dont je parle, me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.

Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra