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dans sa grande simplicité. Je devenois tout-à-fait son œuvre, tout-à-fait son enfant & plus que si elle eût été ma vraie mere. Nous commençâmes sans y songer à ne plus nous séparer l’un de l’autre, à mettre en quelque sorte toute notre existence en commun, & sentant que réciproquement nous nous étions non-seulement nécessaires, mais suffisans, nous nous accoutumâmes à ne plus penser à rien d’étranger à nous, à borner absolument notre bonheur & tous nos désirs à cette possession mutuelle & peut-être unique parmi les humains, qui n’étoit point, comme je l’ai dit, celle de l’amour, mais une possession plus essentielle qui sans tenir aux sens, au sexe, à l’âge, à la figure, tenoit à tout ce par quoi l’on est soi & qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être.

À quoi tint-il que cette précieuse crise n’amenât le bonheur du reste de ses jours & des miens ? Ce ne fut pas à moi, je m’en rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du moins à sa volonté. Il étoit écrit que bientôt l’invincible naturel reprendroit son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d’un coup. Il y eut, grace au Ciel, un intervalle ; court & précieux intervalle ! qui n’a pas fini par ma faute & dont je ne me reprocherai pas d’avoir mal profité.

Quoique guéri de ma grande maladie, je n’avois pas repris ma vigueur. Ma poitrine n’étoit pas rétablie ; un reste de fievre duroit toujours & me tenoit en langueur. Je n’avois plus de goût à rien qu’à finir mes jours près de celle qui m’étoit chere, à la maintenir dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistoit le vrai charme d’une vie heureuse, à rendre la sienne telle autant qu’il dépendoit de moi. Mais je