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talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée & fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles : la belle occupation ! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent seront toujours à charge aux autres & à eux-mêmes. Quand j’étois à Motiers j’allois faire des lacets chez mes voisines ; si je retournois dans le monde, j’aurois toujours dans ma poche un bilboquet & j’en jouerois toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurois rien à dire. Si chacun en faisoit autant les hommes deviendroient moins méchans, leur commerce deviendroit plus sûr & je pense, plus agréable. Enfin que les plaisans rient s’ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siecle est la morale du bilboquet.

Au reste, on ne nous laissoit gueres le soin d’éviter l’ennui par nous-mêmes & les importuns nous en donnoient trop par leur affluence, pour nous en laisser quand nous restions seuls. L’impatience qu’ils m’avoient donnée autrefois n’étoit pas diminuée & toute la différence étoit que j’avois moins de tems pour m’y livrer. La pauvre Maman n’avoit point perdu son ancienne fantaisie d’entreprises & de systêmes. Au contraire, plus ses besoins domestiques devenoient pressans, plus pour y pourvoir elle se livroit à ses visions. Moins elle avoit de ressources présentes, plus elle s’en forgeoit dans l’avenir. Le progrès des ans ne faisoit qu’augmenter en elle cette manie & à mesure qu’elle perdoit le goût des plaisirs du monde & de la jeunesse, elle le remplaçoit par celui des secrets & des projets. La maison ne désemplissoit pas de charlatans, de fabricans, de souffleurs, d’entrepreneurs de toute espece,