Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/276

Cette page n’a pas encore été corrigée

devint si grande, que si dans nos repas un des trois manquoit ou qu’il vînt un quatrieme tout étoit dérangé & malgré nos liaisons particulieres les tête-à-têtes nous étoient moins doux que la réunion. Ce qui prévenoit entre nous la gêne étoit une extrême confiance réciproque & ce qui prévenoit l’ennui étoit que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projettante & toujours agissante ne nous laissoit gueres oisifs ni l’un ni l’autre & nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre tems. Selon moi, le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire ; mais quand on ne fait rien il faut absolument parler toujours, & voilà de toutes les gênes la plus incommode & la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin & je soutiens que pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non-seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des nœuds c’est ne rien faire & il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose ; elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule est de voir pendant ce tems une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs