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j’étois aussi content & j’avois tout lieu de l’être, que je l’étois peu quand je partis de Paris. Cependant je n’eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m’avoient suivi dans l’autre. J’avois le cœur serein, mais c’étoit tout. Je me rapprochois avec attendrissement de l’excellente amie que j’allois revoir. Je goûtois d’avance, mais sans ivresse le plaisir de vivre auprès d’elle : je m’y étois toujours attendu ; c’étoit comme s’il ne m’étoit rien arrivé de nouveau. Je m’inquiétois de ce que j’allois faire, comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étoient paisibles & douces, non célestes & ravissantes. Les objets frapoient ma vue ; je donnois de l’attention aux paysages, je remarquois les arbres, les maisons, les ruisseaux, je délibérois aux croisées des chemins, j’avois peur de me perdre & je ne me perdois point. En un mot je n’étois plus dans l’Empyrée, j’étois tantôt où j’étois, tantôt où j’allois, jamais plus loin.

Je suis en racontant mes voyages comme j’étois en les faisant : je ne saurois arriver. Le cœur me battoit de joie en approchant de ma chere Maman & je n’en allois pas plus vite. J’aime à marcher à mon aise & m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau tems dans un beau pays, sans être pressé & avoir pour terme de ma course un objet agréable ; voilà de toutes les manieres de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste on soit déjà ce que j’entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter & à