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ou neuf ans après & avec raison ; car c’étoit une charmante fille.

Occupé de l’attente de revoir bientôt ma bonne Maman, je fis un peu de trêve à mes chimeres & le bonheur réel qui m’attendoit me dispensa d’en chercher dans mes visions. Non-seulement je la retrouvois, mais je retrouvois près d’elle & par elle un état agréable ; car elle marquoit m’avoir trouvé une occupation qu’elle espéroit qui me conviendroit & qui ne m’éloigneroit pas d’elle. Je m’épuisois en conjectures pour deviner quelle pouvoit être cette occupation & il auroit fallu deviner en effet pour rencontrer juste. J’avois suffisamment d’argent pour faire commodément la route. Mlle. du Châtelet vouloit que je prisse un cheval ; je n’y pus consentir & j’eus raison : j’aurois perdu le plaisir du dernier voyage pédestre que j’ai fait en ma vie ; car je ne peux donner ce nom aux excursions que je faisois souvent à mon voisinage, tandis que je demeurois à Motiers.

C’est une chose bien singuliere que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable ; & qu’au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s’assujettir aux choses. Elle ne sauroit embellir, elle veut créer. Les objets réels s’y peignent tout au plus tels qu’ils sont ; elle ne soit parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printems il faut que je sais en hiver ; si je veux décrire un beau paysage il faut que je sois dans des murs, & j’ai dit cent fois que si jamais j’étois mis à la Bastille, j’y ferois le tableau de la liberté. Je ne voyois en partant de Lyon, qu’un avenir agréable ;