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dans la rue & c’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à Lyon. J’aimois mieux employer quelques sous qui me restoient à payer mon pain que mon gîte, parce qu’après tout je risquois moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que dans ce cruel état je n’étois ni inquiet ni triste. Je n’avois pas le moindre souci sur l’avenir & j’attendois les réponses que devoit recevoir Mlle. du Châtelet, couchant à la belle étoile & dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville dans un chemin qui côtoyoit le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordoient le chemin du côté opposé. Il avoit fait très-chaud ce jour-là ; la soirée étoit charmante ; la rosée humectoit l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l’air étoit frais sans être froid ; le soleil après son coucher avoit laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendoit l’eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étoient chargés de rossignols qui se répondoient de l’un à l’autre. Je me promenois dans une sorte d’extase, livrant mes sens & mon cœur à la jouissance de tout cela & soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade sans m’appercevoir que j’étois las. Je m’en apperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espece de niche ou de fausse-porte enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des arbres ; un rossignol étoit précisément au-dessus de moi ; je m’endormis à son chant :