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supportable ; un autre, quelle musique enragée ? Un autre, quel diable de sabbat ? Pauvre Jean-Jaques ; dans ce cruel moment tu n’espérois gueres qu’un jour, devant le Roi de France & toute sa Cour, tes sons exciteroient des murmures de surprise & d’applaudissement & que, dans toutes les loges autour de toi les plus aimables femmes se diroient à demi-voix : quels sons charmans ! quelle musique enchanteresse ! Tous ces chants-là vont au cœur.

Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. À peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitoit sur mon joli goût de chant ; on m’assuroit que ce menuet feroit parler de moi & que je méritois d’être chanté par-tout. Je n’ai pas besoin de dépeindre mon angoisse, ni d’avouer que je la méritois bien.

Le lendemain l’un de mes symphonistes appellé Lutold vint me voir & fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le désespoir de l’état où j’étois réduit, l’impossibilité de tenir mon cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui : je lâchai la bonde à mes larmes, & au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret qu’il me promit & qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le même soir tout Lausanne sut qui j’étois, & ce qui est remarquable, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne se rebuta pas de me loger & de me nourrir.

Je vivois, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début