Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/157

Cette page n’a pas encore été corrigée

ce chaos se débrouille ; chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement & après une longue & confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie ? Dans les changemens de scene il regne sur ces grands théâtres un désordre désagréable & qui dure assez long-tems : toutes les décorations sont entre-mêlées ; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine ; on croit que tout va renverser. Cependant peu-à-peu tout s’arrange, rien ne manque & l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manœuvre est à-peu-près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avois su premiérement attendre & puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’Auteurs m’auroient surpassé.

De-là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d’une table & de mon papier : c’est à la promenade au milieu des rochers & des bois, c’est la nuit dans mon lit & durant mes insomnies que j’écris dans mon cerveau, l’on peut juger avec quelle lenteur, sur-tout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale & qui de la vie n’a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j’ai tournée & retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De-là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail, qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légéreté,